Bonjour à tous. Dans cette vidéo, nous allons discuter un exemple qui illustre bien, à nos yeux, les éléments présentés par Stéphanie Vincent-Geslin dans la vidéo précédente. Cette semaine, nous vous invitons en effet à une appréhension large et systémique des différentes dimensions qui constituent la mobilité, pour essayer de porter un regard non mécanique et plus expert sur ses ressorts et la manière d'intervenir dessus. Plus spécifiquement, je vais vous parler de la valorisation du temps de déplacement. Dans les modèles qui servent à évaluer la pertinence des investissements en matière de transport, on cherche à rendre compte des gains de temps de transport que les nouvelles infrastructures vont permettre. Ces gains de temps, associés à ce que l'on appelle le coût du temps, vont permettre de monétariser le temps gagné. Un temps gagné multiplié par un coût du temps vous donne donc un coût gagné. Aussi, on cherche à faire gagner du temps à l'usager, et plus ce temps gagné est grand, plus l'investissement associé peut être important. Ce raisonnement, présenté rapidement ici, s'appuie sur une hypothèse fondamentale qui est que le temps de déplacement est du temps perdu, que les usagers cherchent par nature à minimiser ce temps pour le substituer par des activités qui vont accroître leur bien-être : se cultiver, se reposer, faire du sport, cuisiner, passer plus de temps avec ses proches plutôt que du temps à se déplacer, etc. C'est précisément sur cette hypothèse, le temps de transport est du temps perdu à minimiser, que je souhaite m'attarder dans cette vidéo. En 1980, Yacov Zahavi met en évidence une certaine constance, au fil des générations, des budgets-temps individuels à l'échelle d'une agglomération. Vous pouvez observer sur ce graphique, par exemple, que le budget-temps moyen est resté stable pour l'agglomération parisienne de 1976 jusqu'en 1991, et il a peu évolué également dans le cas de l'agglomération lyonnaise. Dit autrement, alors que des investissements importants sont consentis pour accélérer les déplacements et ainsi réduire les temps de transport, l'effet observé n'est en fait qu'un allongement des distances de parcours ; ce qui fait, in fine, que l'on continue en moyenne à se déplacer toujours autant de temps. Nous ne reviendrons pas sur les limites de cette analyse, un peu grossière peut-être, qui fait fi des inégalités interindividuelles pour donner à voir une tendance moyenne qui manque un peu de finesse, mais nous pouvons nous attarder sur le mécanisme compensatoire que Yacov Zahavi met en évidence. Un enseignement de première importance peut être tiré de cette conjecture de Zahavi. Si l'on pose un regard figé sur les territoires, sur les ménages, sur les services et les activités, leurs localisations respectives dans l'espace, on passe sous silence un mécanisme de compensation de première importance qui veut que, si dans un volume de temps raisonnable je peux faire un déplacement que je ne faisais pas auparavant, que je ne pouvais pas faire auparavant, je vais faire évoluer mes habitudes. Ce club de foot est bien meilleur que celui de mon village, je vais dorénavant pouvoir y aller. Ce magasin bio offre une gamme de produits plus variée ; grâce à la nouvelle déviation, je peux y aller en 25 minutes plutôt qu'en 50 minutes auparavant, je vais donc maintenant m'y rendre régulièrement, etc. Notre géographie du quotidien n'est pas figée et, compensation ultime, j'ai toujours rêvé d'habiter une maison individuelle dans la montagne ; grâce à la ligne de train très performante qui vient d'être mise en service, je peux maintenant le faire. Les gains de temps sont donc réinvestis de manière globale dans un éloignement croissant. Malgré le caractère très frustre de la démonstration de Yacov Zahavi, la conclusion est forte et sans appel. Le temps de transport n'est pas un temps que les gens cherchent nécessairement et systématiquement à minimiser. C'est plutôt une variable d'ajustement en faveur de la qualité de vie. Les travaux de Zahavi datent de presque 40 ans. Qu'en est-il aujourd'hui? La conjecture de Zahavi n'est plus vraiment vérifiée mais, malheureusement, la mécanique qu'elle mettait en évidence l'est plus que jamais, puisque les budgets-temps individuels ont maintenant tendance à s'accroître, malgré, toujours, les efforts d'investissement importants en matière de transport. Comment interpréter cette observation? Zahavi 1.0, dont nous venons de parler, permet de dire qu'essayer de faire gagner une quantité de temps de transport peut mener globalement à une augmentation des distances parcourues. Ce que l'on appellera ici, pour le plaisir de la formule, Zahavi 2.0, c'est l'hypothèse qui suggère qu'essayer de faire gagner en qualité du temps de transport pourrait aussi mener à une augmentation des distances parcourues et des temps effectifs. Autrement dit, Zahavi 1.0 c'est la constance des budgets-temps effectifs, Zahavi 2.0 ce serait la constance des budgets-temps ressentis. L'idée semble séduisante, tant la manière tant l'Internet mobile et les équipements qui l'accompagnent changent, au moins pour une partie des personnes, le rapport aux temps de déplacement. Elle semble séduisante également lorsque l'on note à quel point les exploitants de transport, les constructeurs automobiles, ont mis l'accent, ces dernières années, sur le confort des déplacements. Si l'on se penche sur les données du microrecensement mobilité et transports 2005 et 2015, à disposition sur le territoire suisse, quelle est la situation? D'abord, pour les résidents suisses, le budget-temps de transport moyen, qui se situait aux alentours de 92 minutes en 2005, est de 90 minutes en 2015. On peut donc parler d'une relative constance du budget-temps moyen. Cependant, celle-ci cache une diversité modale très importante. Si l'on regarde ce qu'il se passe dans les cinq plus grandes agglomérations suisses, on note que les distances parcourues en moyenne en voiture, tout comme les temps passés à se déplacer avec ce mode, diminuent. La logique défendue par Zahavi ne semble donc plus opérer à ce niveau. Par contre, sur les transports collectifs, la tendance évolue fortement et à la hausse, aussi bien pour les temps que les distances parcourues. Or, dans ces modes, il est possible de valoriser les temps passés à se déplacer. On peut donc, au final, et compte tenu des différences notées entre les deux modes, se dire que la manière dont on valorise le temps de déplacement peut avoir un impact sur nos choix de localisation résidentielle et de localisation des activités réalisées. Si l'on peut se déplacer en utilisant correctement le temps passé à se déplacer, alors on va accepter de se déplacer plus longtemps. Pour conclure, précisons que cette vidéo a vocation à militer pour une poursuite de la réflexion sur les comportements de mobilité des personnes, leur rationnalité souvent complexe, et les effets rebonds possibles qu'il faut avoir en tête. Nous vous la proposons également parce qu'elle permet à toute personne en charge de la planification des mobilités de se poser des questions tout à fait fondamentales. Quel est mon objectif? Comment puis-je y parvenir? Les investissements imaginés vont-ils me permettre d'atteindre cet objectif? Les éléments présentés dans cette vidéo ne doivent pas mener à la conclusion qu'il ne faut plus construire d'infrastructures de transport, ni développer de nouveaux services pour les déplacements. Par contre, ceux-là militent pour penser de concert les transports et l'aménagement des territoires et réfléchir sur le long terme aux effets des infrastructures et des services de transport, sur les habitudes des personnes, leurs modes de vie, leurs espaces de vie. D'autre part, ceux-là appellent à une régulation des mobilités qui ne passent pas uniquement par l'élargissement de la palette des alternatives modales. Je vous remercie pour votre attention et je vous souhaite une bonne journée. Au revoir.