-Bonjour, Camille Schmoll. -Bonjour. -Camille Schmoll, vous êtes géographe, membre de l'Institut universitaire de France, maître de conférences à l'université Paris-Diderot, et spécialiste des questions migratoires, en particulier dans la zone européenne. Alors, en mars 2016, il y a donc quelques mois, l'Union européenne a passé avec la Turquie un accord sur les flux migratoires. Cet accord est très controversé. Est-ce que vous pouvez nous expliquer, en le mettant en perspective, de quoi s'agit-il, pourquoi il est controversé, et, en tant que chercheuse, spécialiste des migrations, quelle est, vous, votre analyse et votre appréciation sur cet accord ? Que pouvez-vous en dire, sachant que l'enregistrement est fait au mois de mai 2016 ? -On commence juste à mettre en place l'accord. Tout d'abord, cet accord, on peut se dire qu'il correspond, en fait, actuellement, à une difficulté, ces derniers mois, durant l'année 2015 et au début de l'année 2016, pour les Etats européens, à se mettre d'accord sur la question de la gestion et de l'accueil des réfugiés en Europe. Ce qui frappe, c'est que cet accord naît, en quelque sorte, d'un échec, d'une difficulté pour les Etats à gérer de façon interne la question. Ce n'est pas une nouveauté et cela fait au moins une quinzaine d'années que les Etats européens se tournent, sous forme d'accord de coopération bilatérale, ou sous forme d'accord de coopération entre l'Union européenne et des Etats tiers, vers ces derniers pour gérer les flux migratoires. Cet accord n'est donc pas une nouveauté. Il y a de nombreux précédents, avec d'autres Etats, notamment la Turquie, d'accords de coopération sur la gestion des flux. Cet accord, qui a été pris en mars 2016, prévoit que la Turquie prenne en charge, en coopérant avec les garde-côtes grecs, la question des flux migratoires à la frontière maritime entre la Turquie et la Grèce. Rappelons qu'un mur a été construit à la frontière terrestre entre la Grèce et la Turquie en 2009, le mur d'Evros, qui a permis de gérer les passages terrestres pendant quelque temps. C'est pour ça que les flux se sont déplacés vers la frontière maritime. Cet accord prévoit que, d'une part, la Turquie prenne en charge les migrants irréguliers qui n'auraient pas le droit ou dont on considérerait que la demande d'asile en Europe est infondée. Il prévoit, c'est ce qu'on appelle la clause "Syriens contre Syriens", que la Turquie prenne en charge les demandeurs d'asile syriens arrivés par la voie maritime en Grèce, ou qui cherchent à traverser vers la Grèce. En échange, l'Union européenne propose de relocaliser une partie des migrants syriens présents sur le territoire turc. La Turquie prendrait les Syriens dirigés vers la Grèce, et en échange, l'Union européenne relocaliserait jusqu'à 72 000 Syriens présents sur le territoire turc. C'est une façon intéressante d'ouvrir la question qui a été posée par de nombreux acteurs, ces derniers mois, des corridors humanitaires. Au lieu que ces demandeurs d'asile doivent traverser, dans des conditions difficiles, la Méditerranée, c'est la possibilité d'accueillir, par l'ouverture de ces corridors, des demandeurs d'asile en Europe. L'une des premières critiques qu'on peut faire, c'est la question de la disproportion entre le nombre de personnes que la Turquie devra prendre en charge et le nombre de personnes que l'Union européenne propose de relocaliser. -Car, aujourd'hui, et encore une fois, cet enregistrement est effectué au mois de mai 2016, il y a près de 3 millions de réfugiés syriens qui sont accueillis par les autorités turques sur le territoire turc. -Voilà. Une autre contrepartie de cet accord, c'est d'aider la Turquie à l'accueil de ces réfugiés syriens par l'octroi de 6 milliards d'euros pour la gestion de cet accueil. C'est intéressant de réfléchir à l'importance du nombre de réfugiés syriens en Turquie, parce que ça nous rappelle qu'alors que l'Union européenne, qui a une vision très particulière des flux migratoires en Méditerranée, puisqu'elle pense essentiellement aux flux dirigés vers l'UE, la plupart des migrants se situent dans les pays du bassin méditerranéen, hors UE. La plupart des réfugiés syriens se situent en Turquie, puis au Liban, environ 1 million, et en Jordanie, 600 000. C'est aussi une façon de rappeler que l'UE continue de considérer que la Turquie est essentiellement un pays de transit vers l'Union européenne, alors que c'est un grand pays d'accueil, pas seulement de réfugiés, puisqu'on sait que la Turquie reçoit plus de Turcs d'Europe qu'elle n'en envoie en Europe. C'est un pays d'accueil, même si les institutions et Etats européens continuent de la considérer comme un pays de transit. -Donc, en fait, Camille Schmoll, si je comprends votre analyse, et si j'essaie de la résumer, cet accord ne vous paraît pas choquant, mais peut-être même plutôt un signe supplémentaire que l'Union européenne n'est pas très ouverte à l'accueil de réfugiés qui demandent une protection, l'asile ou une protection humanitaire. -Oui, c'est un signe, et ce n'est pas choquant, au sens où ce n'est pas la première fois que l'Europe sous-traite aux pays du voisinage la gestion des flux migratoires. Ce n'est pas du tout nouveau, on peut rappeler le processus de Rabat, qui s'est ouvert dès 2006. C'est un processus de coopération avec les pays d'Afrique du Nord et d'Afrique Occidentale pour la gestion des flux de migrants. Le processus de Khartoum était cette négociation avec les pays du Machrek et d'Afrique Orientale, pour également gérer les flux de réfugiés. Ce n'est pas une nouveauté, mais c'est choquant en termes juridiques, et peut-être aussi en termes moraux. Les juristes considèrent que ça viole un certain nombre de principes, et notamment, le principe de non-refoulement de la convention de Genève sur le droit des personnes réfugiées. D'autant plus que l'application de la convention de Genève en Turquie est une application assez réduite, qui ne permet pas à certaines populations d'obtenir un statut de protection. C'est un des problèmes que pose cet accord. -Est-ce que cet accord a permis d'aboutir au résultat recherché, c'est-à-dire à une réduction très forte des flux migratoires de la Turquie vers la Grèce par la voie maritime ? -Il est peut-être trop tôt pour se prononcer là-dessus. On est en mai 2016, donc il faudra voir de quelle façon les choses vont se produire. De même qu'on peut faire l'hypothèse que, si cela fonctionne, il y aura une réorientation des trajectoires vers d'autres routes migratoires en Méditerranée, mais il est aussi un peu tôt pour voir comment les choses vont évoluer. Ce qui est certain, ce qu'on peut craindre, c'est que, par cet accord, la Turquie soit encouragée, d'ailleurs, elle le fait, à fermer complètement sa frontière avec la Syrie, et, par ailleurs, à aller vers des solutions types emprisonnement massif des migrants, comme ça s'est vu dans d'autres contextes. Je pense à la coopération avec la Libye, qui, avant la guerre civile, avait amené à une politique d'emprisonnement systématique des migrants qui traversaient la Libye vers l'Europe. -En Turquie, ce n'est pas le cas ? -Pour l'instant, non. Ce que disent les organisations non gouvernementales sur place, c'est qu'il y a un très sérieux problème de respect des droits fondamentaux de ces migrants. Ca se pose en termes de respect de la convention de Genève, de respect de la Convention internationale des droits de l'enfant, d'un certain nombre de questions de droits de l'homme. -Au sens où les près de 3 millions de Syriens qui sont réfugiés en Turquie, même s'ils n'ont pas le statut de réfugiés, seraient maltraités par les autorités turques ? -Ils seraient maltraités, ils seraient, pour certains d'entre eux, enfermés dans des camps dont on ne peut pas sortir, avec des conditions de vie au quotidien très difficiles. Voilà. -C'est ce qui se fait aussi en Europe. Les camps de rétention, en Grèce, notamment, et ceux que vous connaissez dans les îles italiennes, les migrants ne peuvent pas sortir. De ce point de vue-là... -Oui, oui. -Ce n'est pas pire en Turquie que dans l'Union européenne ? -Effectivement, le problème s'est posé également en Europe. Quand le problème s'est posé en Europe, c'est aussi parce que les pays d'Europe, notamment situés aux frontières, les pays d'Europe du Sud, se sont trouvés dans des situations où ils étaient face à un afflux de migrants particulièrement important. On pense évidemment au cas de la Grèce, qui est dans la situation économique qu'on sait, et qui se trouve en difficulté par rapport à la gestion des flux de migrants irréguliers et demandeurs d'asile. En réalité, la question ne se pose pas uniquement pour la Turquie, mais elle se pose quand on délègue à un pays, ce qui a été fait dans le cas des accords de Dublin, en Europe, où on a renvoyé vers les pays limitrophes, les points d'entrée, la gestion des flux de demandeurs d'asile. Cette question se pose toujours, les difficultés de gestion des flux. Après, il y a eu des améliorations. Par exemple, en Italie, il y a eu des améliorations importantes de la gestion des flux. Quoi que, c'est variable parce qu'aujourd'hui, on a de véritables questions qui se posent, notamment sur la prise d'empreintes digitales de migrants dans les hotspots. -Merci beaucoup, Camille Schmoll. -Merci.