L’Afrique et la mondialisation,
est-ce que ce n’est pas le résultat,
dans sa forme actuelle, d’un échec,
très fort, très sensible, qui a marqué le monde,
qui a marqué notre histoire et qui marque
nos évènements contemporains,
à savoir l’échec de la décolonisation ?
Alors on pourrait remonter plus haut
et parler bien sur d’abord
de l’échec de la colonisation
et le fait que la colonisation était un régime,
fondé sur l’outrance,
que l’outrance conduit à l’inégalité,
que l’inégalité conduit à la domination,
à la frustration, à l’humiliation,
et à un ensemble de ressentiments très forts
que finalement, dans les rapports quotidiens
entre peuples, entre Etats
on retrouve à des niveau et des degrés divers.
Mais ça je crois que c’est bien connu.
Est-ce qu’il ne faudrait pas aussi
mentionner l’échec de la décolonisation ?
L’échec de la décolonisation, dans mon esprit,
c’est trois choses et qui pèsent encore beaucoup
sur le système international,
d’abord c’est une violence
qui, dans certains cas de décolonisation
a été extrêmement intense,
et qui porte encore ses fruits aujourd’hui,
la liquidation
de la décolonisation algérienne par exemple
ou de la décolonisation congolaise
ou de la décolonisation en Indochine
c’est quand même quelque chose
qui a marqué les temps.
Deuxièmement,
ça a été une décolonisation dans le fond
très naïve dans sa façon de se faire
et de se construire puisque aussi bien
les formes étatiques européennes occidentales
ont été importées en Afrique,
comme si on importait des usines de montage,
comme si on importait des industries alimentaires,
est-ce qu’on peut véritablement,
Papa Samba, est-ce qu’on peut véritablement
importer dans un pays
des institutions politiques qui viennent
d’une autre histoire, d’une autre culture,
d’un autre types de société,
d’un autre type d’économie,
est-ce qu’on peut à ce point nier l’historicité ?
Moi j’ai l’impression que non, la preuve,
cette vingtaine, trentaine je ne sais pas,
d’Etat effondrés qui ont fait,
en particulier, le malheur de l’Afrique
et qui engendrent et qui entretiennent
toutes ces guerres que l’on connait,
notamment au Sahel ou en Afrique centrale.
Et puis le troisième échec de la décolonisation,
c’est qu’elle n’a été suivie d’aucun effort
pour associer à la gouvernance mondiale
les nouveaux Etats issus de la décolonisation.
On n’a rien changé de la composition
du Conseil de Sécurité des Nations Unies,
est-ce que dans le P5 il y a un représentant du Sud ?
La Chine aimerait bien se présenter
comme représentant du Sud,
mais enfin c’est un peu simple de le dire,
le G7, le G20,
les groupes de contact montés
à l’occasion de chacun des conflits…
tout cela exclut pour l’essentiel
les acteurs locaux, les acteurs africains,
j’ai toujours été très impressionné
par ce proverbe bambara qui disait
« on ne peut pas
raser la tête de quelqu’un en son absence »,
et bien la gouvernance mondiale c’est pourtant ça,
résoudre les conflits africains
en l’absence des africains ou en tout les cas
en leur dictant leur conduite.
Est-ce que ce n’est pas ça,
la base de l’échec de la mondialisation aujourd’hui ?
Je partage certains arguments…
sur d’autres arguments
j’émettrai des réserves.
D’abord sur l’échec de la décolonisation.
Le Sénégal célébrait son 56ème anniversaire
le 4 avril passé, donc vraiment on ne peut pas
dire que 56 ans après les indépendances
on peut toujours continuer à accuser
le colonisateurs d’être responsable de nos problèmes.
Je pense aussi qu’il y a une dimension
interne aux Africains,
c’est-à-dire que
depuis que nous avons pris nos destinées,
qu’est-ce que nous avons fait ?
ça aussi c’est important.
Ensuite, quand on parle de la décolonisation,
moi je parlerai des décolonisations,
parce qu’il n’y a pas un modèle de décolonisation,
parce que le modèle colonial n’était pas le même.
Le modèle français était un modèle assimilationniste,
qui détruisait les cultures locales
pour assimiler les gens, en faire des citoyens français.
Le modèle britannique c’était l’<i>Indirect Rule</i>
qui laissait en place les structures sociales,
les chefferies traditionnelles et s’appuyait sur elles,
donc déjà les modèles sont différents.
Donc il n'y a pas un modèle de décolonisation
il y a des modèles de décolonisation.
Ensuite, depuis que l’Afrique est indépendante en 1960,
en 56 ans on ne peut pas continuer à dire
que c’est le modèle de décolonisation
qui est à l’origine des problèmes,
depuis que nous avons pris nos indépendances
qu’est-ce que nous en avons fait ?
A l’indépendance dans les années 60
nous avons raté le premier virage.
C’était au moment de la création
de l’Organisation de l’Unité Africaine.
Il y avait deux courants en présence,
le premier courant voulait aller
automatiquement aux Etats Unis d’Afrique,
le deuxième courant disait non,
qui était représenté par le groupe de Monrovia
avec Léopold Sedar Senghor, Félix Houphoüet Boigny etc,
ils disaient que non, il faut y aller doucement,
par cercles concentriques etc.
Donc, déjà c’est vrai que derrière le groupe de Monrovia,
les Senghor et Houphoüet Boigny,
il y avait la main de l’ancienne puissance coloniale,
qui est toujours présente d’ailleurs,
qui essayait de torpiller les dynamiques d’intégration,
mais cela ne nous empêche pas, en tant qu’Africains,
de savoir notre destinée et notre place dans le monde.
Donc on ne peut pas toujours nous dédouaner,
dégager la responsabilité du côté des autres,
depuis l’indépendance de l’Afrique,
les dirigeants africains, sont là,
ils ont pris le pouvoir à l’indépendance,
au lieu d’aller vers les Etats Unis d’Afrique,
chacun a préféré être roi dans son royaume.
Ensuite, au lieu de construire des Etats démocratiques,
ils nous ont dit, au nom de la construction
de l’unité nationale, on va sacrifier la démocratie.
Au nom de la construction de l'internationale.
Et à l’arrivée qu’est-ce qu’on a vu ?
Ce sont des régimes dynastiques,
des régimes autoritaires et réactionnaires
qui pendant 30 ans ont gouverné le continent.
Donc je pense aussi qu’il ne faut pas
qu’on fuie nos responsabilités,
c'est vrai que le modèle de décolonisation a un impact,
mais aussi depuis 56 ans,
on ne peut pas passer notre temps
à accuser l’ancien colonisateur.
Ça c’est un élément important.
Maintenant, à propos de l’injustice
du système international tel qu’il fonctionne,
avec le Conseil de Sécurité qui ne reflète pas
les réalités d’aujourd’hui, parce que
je l’ai expliqué dans ma présentation
sur la réforme des organisations internationales,
ce Conseil a été créé
dans un contexte particulier,
c’était la fin de la guerre, les puissances victorieuses
se sont arrogé des droits.
Aujourd’hui, ce Conseil
est le constat d’une injustice institutionnelle,
mais comment réformer le Conseil de Sécurité ?
Il y a des débats depuis la fin de la guerre froide,
il faut ouvrir le Conseil,
on regarde les pays qui contribuent le plus,
le Japon, l’Allemagne etc, il faut leur donner,
les pays africains disent oui, nous aussi nous voulons
un siège au Conseil de Sécurité, comment le faire ?
Le Nigeria, grande puissance,
l’Afrique du Sud dit oui, etc,
est-ce qu’il faut le faire
dans le cadre de l’Union Africaine etc.
Donc ce sont des débats qui se posent,
l’injustice du système est constatée,
c’est un constat, c’est un fait
que le Conseil de Sécurité ne reflète plus
les réalités d’aujourd’hui, mais
comment ouvrir le Conseil,
les Etats ne sont pas d’accord sur la manière de le faire.
En Afrique, chaque puissance régionale
veut être membre du Conseil de Sécurité,
mais, au fond, on ne fait que déplacer le problème,
parce que si on donne des voix
à chacune, l’injustice demeure,
est-ce qu’il ne faudrait peut-être pas imaginer
autre chose que juste distribuer
des droits de veto aux pays membres.
Mais ensuite sur l’importation de l’Etat,
aujourd’hui, je sais que cela pose des problèmes
le fait que l’Etat est une institution
qui est le fruit d’une histoire, d’une géographie,
qui est né en Europe à Westphalie
et aujourd’hui transféré en Afrique.
Mais l’Etat n’a pas seulement été transféré en Afrique,
aujourd’hui c’est le modèle universel,
on pense le monde en termes d’Etats,
il n’y a que des structures étatiques,
il n’y a pas d’empire,
même si on peut parler de l’ère impériale
avec les Etats-Unis, mais on définit aujourd’hui
le monde, les unités politiques sont les unités étatiques.
Maintenant en Afrique, l’Etat présente des problèmes,
c’est vrai, mais aussi comme je dis toujours,
il faut parler de l’Afrique au pluriel,
il y a des Etats en faillite, c’est vrai,
mais aussi il y a des Etats
qui fonctionnent quand même.
Un pays comme le Botswana,
c’est un pays qui fonctionne relativement bien,
on ne l’entend pas beaucoup dans les medias,
généralement on met l’accent
sur ce qui ne marche pas,
mais à côté des Etats qui ne marchent pas
il y a également des Etats
qui fonctionnent normalement.
Donc la greffe qui a échoué
est une thèse qui peut marcher, mais aujourd’hui
il y a universalisation de l’Etat
et lorsque l’Etat s’est universalisé,
comme je disais aussi, la part des Africains,
les Africains se sont saisis de cet objet
et ils ont essayé aussi de l’investir,
de l’habiter en l’instrumentalisant,
en le chosifiant, en le transformant
pour devenir autre chose.
Par exemple le fait que l’Etat
ne fonctionne pas de la même manière
qu’il fonctionne en occident, donc l’Etat finalement
a été récupéré, chosifié, patrimonialisé,
par exemple, on parle d’Etat neo-patrimonial,
où le dirigeant confond l’Etat
avec son propre patrimoine,
sa famille autour de l’Etat, etc.
Donc je pense qu’il y a un moyen quand même,
en même temps de reconnaitre
ces éléments que vous avez développés,
de relativiser, de mettre
une petite dose de relativisation
et de ne pas excuser
les dirigeants africains qui avaient la responsabilité
de gérer les destinées du continent
depuis l’indépendance, il y a 56 ans.
Loin de moi l’idée d’excuser,
mais d’abord, c’est vrai que le Sénégal
est quelque part une exception, si vous prenez
la liste de tous les Etats africains francophones
issus de la décolonisation de 1960,
il n’y a pratiquement que le Sénégal
qui ait échappé à un épisode
de coup d’état militaire.
Donc hélas on aimerait bien
aller chercher du côté du Sénégal l’illustration,
c’est plutôt l’exception.
Mais le fond du problème peut-être,
il est dans l’interprétation
du devenir de l’importation.
Je suis d’accord avec vous,
des collègues avaient un temps
parlé d’appropriation, de réappropriation,
d’abord je ne suis pas sûr
que ça marche aussi facilement.
Moi ce qui me pose problème quand
on regarde fonctionner l’Afrique dans la mondialité,
c’est que cet Etat
naïvement importé
a été à la source de tout un tas
de processus qui précisément
expliquent ce que vous dites, c’est-à-dire
cet éloignement des dirigeants
par rapport à leur société.
Quand vous dirigez un Etat
qui n’est pas compris par la population,
qui n’est pas inséré
dans la quotidienneté de l’action sociale,
et bien pour vous maintenir au pouvoir,
vous devez avoir recours,
soit aux formes les plus vives
d’autoritarisme et de coercition,
soit à des formes qui viennent
démentir l’idée même d’Etat,
à savoir la patrimonialisation,
la corruption, le népotisme,
et tout ceci aboutit à quoi ?
Moi c’est ça qui personnellement me frappe
quand j’observe ce qui se passe en Afrique
et dans bien d’autres régions du Sud du monde,
c’est la disparition du politique,
c’est-à-dire que faire de l’allocation d’autorité
à travers le népotisme et le patrimonialisme
ou le clientélisme, ça n’est pas faire de la politique,
c’est en quelque sorte utiliser
des formes élémentaires
de lien social pour reproduire un système.
Faire de la politique c’est produire
des politiques publiques novatrices,
produire des politiques publiques novatrices
ça implique un minimum de mobilisations
de ressources matérielles
et aussi de ressources humaines.
Prenons un exemple,
un pays voisin du Sénégal qu’est le Mali.
En 50 ans d’indépendance,
le Mali n’a jamais pu faire un pas
vers son intégration nationale,
c’est-à-dire l’intégration du Nord
dans l’ensemble malien,
et effectivement ce qui s’est produit
à partir de 2011-2012,
ça a été une sécession de fait
du Mali du nord qui est exploitée
par les entrepreneurs de violence,
Aqmi et les autres.
Pourquoi ? Parce que
le moteur politique était cassé,
c’est-à-dire le processus
de production de politiques publiques
pour pouvoir faire de l’intégration,
n’a pas pu se réaliser et effectivement,
de dictatures personnelles
en dictatures militaires, on est arrivé
à une situation finalement de blocage,
de gel sur place des systèmes politiques
et le résultat c’est cette formidable
montée des tensions.
Quant à la décolonisation
-et à la colonisation-, vous avez raison de dire
qu’elle n’est pas de même nature
dans l’Afrique anglophone
et dans l’Afrique francophone, ceci dit on retrouve
dans les trois Afriques, l’Afrique lusophone aussi,
les mêmes processus justement
de décomposition du politique
et de décomposition de l’Etat, et surtout,
d’un certain point de vue
ça tend à m’inquiéter encore davantage,
d’exclusion du champ de la décision,
c’est-à-dire que je ne vois pas comment
- et ça c’est la grande faiblesse
de notre mondialisation - on peut décréter
le changement à partir d’un lieu
qui est complètement extérieur aux attentes,
aux données mêmes des sociétés concernées.
Et effectivement, la grande difficulté
c’est que tant que l’on ne fera pas
une vraie gouvernance qui associe
les acteurs locaux aux acteurs mondiaux
on ne progressera pas dans la solution des conflits.
Imaginez que l’Empire chinois
se soit érigé au XVIIème ou au XVIIIème siècle
comme l’organe décidant de la solution
de tous les conflits en Europe,
ça fait même rire que d’y penser,
le résultat eut été catastrophique.
Le succès de la construction de l’Europe,
de son histoire, c’est finalement
cette capacité d’invention politique
que le contexte international
nous a nous Européens toujours autorisé,
c’est-à-dire qu’on pouvait
trouver les formules et les solutions
les plus adaptées aux défis auxquels
on se trouvait confrontés et c’est comme ça
que l’on a fait la Renaissance,
le Siècle des Lumières, les grandes utopies
socialistes et solidaristes du XIXème siècle
et cet état actuel.
Mais dernière chose que je voudrais vous dire,
attention, vous dites
que l’Etat est devenu l’unité partout,
moi j’ai tendance à dire
il est en train de devenir l’unité nulle part,
en Europe l’Etat régresse,
l’Etat est incertain, l’Etat au mieux
s’intègre dans un ensemble nouveau
qui est l’Union européenne qui n’est pas un Etat,
ou, au pire s’enfonce dans la dialectique du populisme.
Alors où l’Etat aujourd’hui
dans le monde est-il en bonne santé ?
Peut-être au Botswana, je suis d’accord,
c’est vrai mais il y a quand même 53 Etats en Afrique,
le Botswana ç'est un, on y ajoute le Sénégal, ça fait deux,
on est quand même loin du compte
et va-t-il mieux en Amérique latine ?
Va-t-il mieux en Asie ?
Je crois qu’il y a quand même quelques incertitudes
sur le devenir de l’Etat.